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Depuis le 19 novembre, les rebelles houthistes du Yémen ont intensifié leurs attaques en mer Rouge, avec plus de 35 incidents comptabilisés depuis cette date, perturbant considérablement le transport maritime international. Le Yemen est en effet situé aux abords du détroit de Bab-El Mandeb, point de passage pour la Mer Rouge et le Canal de Suez. Ces actions visent à soutenir le Hamas et les Palestiniens de l’opération israélienne en cours à la suite des attaques du 7 octobre. Malgré la présence militaire menée par les États-Unis, le risque ne désenfle pas. Notre analyse.



LES ATTAQUES DES HOUTHISTES EN MER ROUGE : ASSAUT CONTRE LE COMMERCE MARITIME INTERNATIONAL


Contexte


Le détroit de Bab-el Mandeb marque le passage du Golfe d’Aden à la Mer Rouge. Carrefour stratégique, il est situé au milieu des côtes de trois pays : l’Érythrée, Djibouti et le Yemen. Le détroit est un point de passage obligé pour les navires qui se rendent en mer rouge. Grâce au Canal du Suez, géré par l’Égypte, la majorité des navires commerciaux peuvent accéder au marché européen bien plus rapidement qu'en faisant le tour de l'Afrique. Au niveau global, c’est 12 % du commerce maritime mondial qui transite par Suez. Les rebelles houthistes, qui ont l’emprise sur les deux tiers du Yemen (dont la capitale Sanaa), ont décidé, depuis les attaques du Hamas sur Israël, de jouer un rôle dans le conflit israélo-palestinien. Armés par la République Islamique d’Iran, ils ont la faculté opérationnelle de peser sur le conflit en s’attaquant aux navires qui transitent par leurs eaux. Plus d’une trentaine d’attaques ont eu lieu depuis novembre dernier et si elles n’ont pas encore fait de victimes, elles modifient grandement l’approche des entreprises visées.


La Mer Rouge est désormais « Zone Classée », c’est-à- dire que les navires qui l’empruntent doivent expressément prévenir leurs assurances.

Cette situation géopolitique provoque de fâcheuses conséquences : le coût des assurances pour le transport maritime explose, avec les risques que cela comprend pour l’économie. La Mer Rouge est désormais « Zone Classée », c’est-à- dire que les navires qui l’empruntent doivent expressément prévenir leurs assurances, qui modifient les contrats en conséquence (ajout de primes supplémentaires…) Face aux menaces, les principaux opérateurs de porte-conteneurs, contrôlant plus de 80 % du marché mondial, ont décidé de contourner l'Afrique, ajoutant environ 10 jours de navigation supplémentaires pour relier l'Asie à l'Europe. Un changement qui entraîne des perturbations logistiques et industrielles en Europe. À titre d’exemple, Tesla a arrêté sa production en Allemagne, Volvo a suspendu ses activités en Belgique, et de plus petites entreprises doivent revoir leurs commandes. Les opérateurs doivent s'adapter rapidement à cette nouvelle donne géopolitique, avec des conséquences potentiellement durables pour les chaînes logistiques et les marchés portuaires mondiaux.


Le système de ligne régulière du transport maritime conteneurisé est désorganisé par l'évitement du canal de Suez, impactant ainsi les chaînes logistiques globales. Les ports méditerranéens subissent une forte diminution des escales de gros porte-conteneurs, avec des baisses significatives enregistrées au Pirée, à Port-Saïd, Mersin, et Marseille. Certains ports espagnols, comme ceux de Barcelone et de Valence résistent mieux en raison de leur proximité avec le détroit de Gibraltar. Mais la priorité des compagnies maritimes est désormais de desservir les grands ports nord-européens, au détriment des ports méditerranéens.


Analyse


Cette affaire marque une autre conséquence de la guerre en cours à Gaza, et surtout du choix d’Israël de continuer à pilonner l’enclave car les houthistes ont clairement fait savoir que leurs attaques cesseraient en cas de cesser-le-feu. Ces opérations visent surtout, nous le verrons, à assoir la mainmise iranienne qui se veut une partie certes indirecte, mais pesant sur le conflit. Du côté des houthistes, la stratégie vaut aussi pour des raisons intérieures, alors que les rebelles font preuve d’une autoritarisme inquiétant dans les régions du Yemen qu’ils dirigent, ils démontrent que, malgré des moyens bien inférieurs aux pays occidentaux, ils peuvent dérégler considérablement l’ordre international, en soutenant une cause qui compte pour la population yéménite.


OPÉRATION PROSPERITY GUARDIAN : L'AUTRE IMPASSE AMÉRICAINE


Contexte


Afin d’endiguer les ardeurs houthistes, les États-Unis ont bien tenté de fédérer une coalition internationale visant à sécuriser la mer Rouge et le canal de Suez. Mais de ce côté, la réussite n’est pas au rendez-vous. La mission européenne "Atalante" et la Combined Task Force 153, placée sous commandement américain, manquent de ressources suffisantes pour surveiller efficacement la vaste région maritime et une certaine rivalité entre forces militaires européennes et américaines nuit à la coopération. Plusieurs pays alliés, dont la France, ont refusé de participer à l’opération américaine Prosperity Guardian. L'Australie a refusé d'envoyer un navire de guerre dans la région tandis que les puissances de l'UE ont préféré lancé leur propre opération afin de ne pas se soumettre au commandement américain. L'Inde, le Pakistan, l'Arabie saoudite ont également dépêcher des navires mais sans participer à l'opération américaine, qui ne peut compter, en terme de puissance militaire, que sur le Canada et le Royaume-Uni. D'autres pays, aux moyens limités, y participent également (Bahrein, la Grèce, le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas et les Seychelles). Même l'Egypte, durement touchée par le contournement du Canal de Suez, de par les lourdes pertes de revenus qu'il implique, n'a pas daigné rejoindre la flotte américaine.


Analyse


Les États-Unis paient encore et toujours la multitude d’erreurs stratégiques engagées à la suite du 11 septembre 2001

Washington a également engagé une campagne de bombardements avec le Royaume-Uni, sans effet notable, ce que le président américain a lui-même reconnu en interview. L’impossibilité pour les États-Unis d’arrêter les attaques mais aussi et surtout, de rassembler leurs alliés autour d’eux pour bénéficier d’une coalition digne de ce nom, dépeint une nouvelle étape de l’impasse américaine au Moyen-Orient. À vrai dire, s’ils ont encore beaucoup d’alliés dans la région, ils ont considérablement perdu en crédibilité. Ils paient encore et toujours la multitude d’erreurs stratégiques engagées à la suite du 11 septembre 2001. L’invasion irakienne contre l’avis du conseil de sécurité des Nations Unies, le désengagement progressif pour se tourner vers l’Asie, le retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien, le départ chaotique d’Afghanistan ou le camouflet subi lors de la demande de hausse de la production pétrolière, sans compter un soutien infaillible à Israël ont à la fois radicalisé un peu plus la haine à leur encontre tout en poussant leurs alliés historiques à apprendre à se débrouiller sans eux. Du côté des puissances européennes, on n’a pas voulu se risquer à « subir » le commandement américain, avec le risque —justifié — de se lancer dans une attaque militaire contre le Yemen. 


MISSION ASPIDES : L’UE EN MODE DÉFENSIF


Contexte


Dans ce contexte, l'Union européenne a lancé le 19 février 2024 une opération de sécurité maritime baptisée "Aspides". Avec un mandat d'un an et un budget de 8 millions d'euros, cette mission vise à protéger la navigation dans une vaste zone couvrant les détroits de Bab Al-Mandeb et d'Ormuz, ainsi que dans plusieurs eaux internationales. Plusieurs pays de l'UE, dont la Belgique, l'Italie, l'Allemagne et la France, participent à cette mission, tandis que l'Espagne a choisi de ne pas y prendre part. La mission "Aspides" a pour but de restaurer la sécurité maritime et la liberté de navigation dans ce corridor stratégique. Commandée par l'Italie, elle est considérée comme une étape importante vers une défense européenne commune. Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, et Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, ont souligné l'importance de cette mission pour protéger les intérêts commerciaux et sécuritaires de l'UE et de la communauté internationale. Contrairement à l'opération américaine Prosperity Guardian, qui a mené des frappes aériennes contre des cibles houthistes, la mission européenne se veut purement défensive. Tenant à respecter le droit international et la résolution 2272 du Conseil de sécurité des Nations Unies, garantissant des actions proportionnées et nécessaires, elle n'envisage aucune attaque contre des positions au sol mais se concentre sur la défense des navires marchands.


Analyse


Il est encore tôt, à l’heure où nous écrivons ces lignes, pour constater des effets d’une telle opération. Cependant, d’après les experts, le budget de huit millions d'euros pour cette première année apparaît quelque peu modeste, notamment parce qu’il n’inclut pas les moyens opérationnels fournis par les États membres comme les navires et les avions. Cette coalition sous bannière de l’UE pose tout de même la question des divergences au sein des États membres. En effet, elle se compose simplement de navires des marines nationales françaises, italiennes, allemandes, grecques et néerlandaises. Ces deux derniers participent également à l’opération américaine, avec d’autres États de l’UE (voir plus haut). Des divergences stratégiques qui s’expliquent par des contextes et narratifs différents, que l’on a pu retrouver après le début de l’invasion russe en Ukraine, lorsqu’il s’agissait de mener le débat entre parapluie américain ou autonomie stratégique européenne. 


UN RENFORCEMENT DE LA POSITION IRANIENNE ?


Contexte


Mais que vient faire l’Iran dans cette opération ? Principal soutien des houthistes dans la guerre du Yemen, dans laquelle ces derniers s'opposaient à une coalition menée par l’Arabie Saoudite, la République Islamique s’est muée, depuis l’opération meurtrière du Hamas en Israël, en un fervent soutien de la cause palestinienne. Mais ce soutien est plus un moyen de faire défaut à l’ennemi israélien qu’un plaidoyer pour la reconnaissance d’un état palestinien, arabe et sunnite de surcroît. Les houthistes sont surtout un élément essentiel de « l'axe de la résistance », réseau de groupes armés non étatiques et d'États qui partagent une opposition commune à l'influence occidentale, particulièrement américaine et israélienne, au Moyen-Orient. L'Iran y joue le rôle central dans la formation et le soutien de cet axe, utilisant divers moyens politiques, militaires et financiers pour renforcer ses alliés dans la région. À l’instar des Houthistes, le Hezbollah libanais et les milices chiites irakiennes font également partie de cet axe, dont l’objectif vise à contester et diminuer l'influence des États-Unis et d'Israël dans la région et renforcer la position géopolitique de l’Iran. 


C’est là que la cause palestinienne montre toute son importance stratégique : son soutien vise à galvaniser les opinions publiques, permettant de montrer son attachement aux valeurs populaires, notamment par opposition aux monarchies du Golfe, soutiens d’Israël dans la guerre contre le Hamas, malgré leurs opinions publiques.


Analyse


Pour l'Iran, la montée en puissance des houthistes est positive. Malgré les défis économiques et le mécontentement croissant dans les régions sous leur contrôle, les houthistes restent la force dominante dans le nord-ouest du Yémen. Le soutien financier iranien, bien que limité, a permis aux houthistes de devenir un acteur clé de "l'axe de la résistance". L'Iran cherche par là à maximiser le rendement de son investissement en légitimant le pouvoir des houthistes et en soutenant un processus politique avec l'Arabie saoudite. Cette légitimation renforcerait l'influence des houthistes sans diluer leur pouvoir à Sanaa. De plus, la capacité des houthistes à entraver la navigation dans le détroit de Bab Al-Mandeb profite à l'Iran en augmentant les coûts pour ses rivaux.


L'intensification des liens entre les houthistes, le Hamas et le Hezbollah renforce considérablement l'axe de la résistance. Les houthistes, en se positionnant en champions de la cause palestinienne, gagnent en popularité au Yémen et dans le monde arabe, contrastant avec leurs rivaux alignés sur les États-Unis. Attention cependant, les actions des houthistes présentent également des risques pour l'Iran. La République islamique cherche d’abord à éviter une confrontation directe avec les États-Unis et Israël en raison de leur puissance militaire, comme on a pu le constater après l’attaque sur le consulat iranien de Damas. Alors que les iraniens, après avoir maintes et maintes fois agité la menace d'une riposte, ont enfin répondu par des actes, ils l'ont fait en prenant soin qu’aucun civil ne soit touché. Il a même été dit, sans que cela ne puisse être confirmé, que les américains auraient été mis au courant avant les frappes par les iraniens eux-mêmes, afin que toutes les mesures soient prises.


Les houthistes, avec une tolérance au risque plus élevée, peuvent, eux, entraîner des escalades indésirables pour l'Iran. Or, la stratégie iranienne vise donc à maintenir un équilibre délicat, en utilisant les groupes armés pour provoquer sans déclencher de conflit majeur. L'Iran vise donc à limiter les actions américaines et à augmenter les coûts pour ses rivaux tout en consolidant ses gains régionaux. Un équilibre qui reste fragile, avec des risques de surenchère et de réactions adverses, surtout lorsque l’on utilise des intermédiaires, qui peuvent échapper à son contrôle.


La situation en mer Rouge démontre les ramifications complexes des conflits régionaux sur le commerce maritime international. Les attaques des houthistes perturbent gravement les chaînes logistiques globales, augmentant les coûts et les délais de livraison. Tandis que l'Union européenne et les États-Unis tentent de sécuriser la région par des moyens différents, l'influence iranienne et la montée en puissance des houthistes compliquent davantage la stabilité régionale. La mission européenne "Aspides" marque une tentative de réponse collective, mais les défis demeurent importants. À long terme, la situation exige une solution diplomatique pour stabiliser la région et protéger les intérêts économiques mondiaux. Une solution largement liée à l'avenir de la guerre menée par Israël contre le Hamas.


Sources :


Tristan Coloma, Les Houthistes défient Washington, le monde diplomatique, Mars 2024 https://www.monde-diplomatique.fr/2024/03/COLOMA/66643


L’Iran et les houthistes, une alliance imparfaite


Ronan Kerbiriou, Brigitte Daudet, Yann Alix. Comment le conflit Israël-Hamas redessine les routes du transport maritime. 

10 mars 2024. ⟨hal-04501181⟩


Vincent Tupinier, L’Union européenne lance l’opération “Aspides” contre les attaques houthistes, Toute l'Europe https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/l-union-europeenne-lance-l-operation-aspides-contre-les-attaques-houthistes/

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