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Maxime Coulet

Dernière mise à jour : 1 déc. 2023




En 2022, la Turquie a largement fait parler d’elle. Cette année plus que toute autre, c’est bien un marathon diplomatique que l’AKP a mis en œuvre pour remettre la Turquie sur le devant de la scène internationale. Accord pour le transfert des céréales d’Ukraine, position de médiateur numéro un dans la guerre d’Ukraine, voix discordante de l’OTAN, engagement de plus en plus fort dans la lutte contre le PKK, présence renforcée en Afrique…l’année a été riche pour le pays du Bosphore, si bien que l’on ne se demande plus s’il faudra compter avec lui dans les décennies qui arrivent.


UNE PUISSANCE NON-ALIGNÉE QUI NE LAISSE RIEN PASSER


C’était pourtant loin d’être gagné. Relations historiquement difficiles avec la Russie, tendues avec les américains et les européens, alors que son statut de candidat à l’UE semble s’être évaporé, mais aussi presque en retrait au Moyen-Orient face à la montée du face à face entre Iran et Arabie saoudite, sur tous les plans la Turquie ne s’apparentait qu’à l’ombre de son ancêtre Ottoman. Pourtant fort d’une géographie si particulière, à cheval entre deux mondes, occidental et oriental, aux nombreux voisins directs (frontières maritimes et terrestres), le pays ne pouvait pas rester éternellement en retrait. Mais cette mise en avant, savamment préparée par l’AKP (le parti au pouvoir) et son leader, s’effectue de façon particulière, caractérisée par une politique étrangère à la fois indépendante et ouverte. Cette nouvelle diplomatie hyper-active s’accompagne d’éléments de smart power mais aussi d’un nationalisme idéologique et économique.


Longtemps, les relations turco-russes ont été conflictuelles. Comment pouvait-il en être autrement alors que les deux empires se côtoyaient jadis pour devenir la puissance eurasienne par excellence ? Cela a continué pendant la guerre froide. Mais d’un monde bipolaire, nous sommes passés à un monde multipolaire dans lequel l’hyperpuissance américaine ne parvient plus à dicter sa volonté. L'occident, dont la Turquie rêvait de faire partie il y a encore quelques années, a clairement perdu une partie de son pouvoir d'attraction et, bien qu’il reste le seul bloc d’alliés dignes de ce nom, il n’est guère de sujets, hormis sa puissance économique, sur lequel on l’envie.

Aussi, de nombreux exemples confirment le rapprochement entre Russie et Turquie. Le tourisme d’abord, alors que les russes y sont les premiers visiteurs étrangers. D’un point de vue stratégique, d’importants investissements sont effectués en Russie, notamment dans le domaine du BTP. La Turquie importe la majorité de son gaz de Russie, et cette dernière a entamé la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu par le fournisseur Rosatom. Même le côté sécuritaire peut servir de base aux relations russo-turques (alors même que la Turquie est membre de l’OTAN) avec la fourniture par Moscou d’un système de défense anti-aérien S400. Pour autant, et c’est là toute la contradiction caractéristique des relations internationales, la Turquie est loin de s’aligner sur les décisions de Vladimir Poutine, bien au contraire. C’est notamment sur le terrain militaire que les désaccords sont les plus nombreux. En dehors du cas spécifique de l’Ukraine (voir plus bas), la Turquie joue en Syrie et en Libye une carte qui ne plaît pas aux Russes. La Turquie y souhaite la fin du règne de Bachar al-Assad quand la Russie a réussi le tour de force de le maintenir au pouvoir. Déterminée à y combattre les Kurdes, la Turquie a même bombardé une base russe en novembre 2022. En Libye, la Turquie ne peut pas non plus se résoudre à accepter le soutien des Russes au maréchal Haftar, qualifié en 2020 de « criminel de guerre et de meurtrier. »


L’on pourrait imaginer que la Turquie jouerait à une diplomatie du miroir avec une Russie impérialiste, mais ce principe de non-alignement se retrouve face à d’autres acteurs, comme les Etats-Unis et l’Union Européenne. Là encore, les relations n’ont rien de simples. L’exil en Pennsylvanie du prédicateur Fethullah Güllen, ancien allié d’Erdogan tenu responsable de la tentative du coup d’état militaire de 2016 et le refus américain de l’extrader ont posé les bases d’une relation discordante. Plusieurs autres points mettent à mal la relation entre l’Oncle Sam et la Turquie. D’abord, au sein de l’OTAN, le pays a fait l’objet de sanctions mises en œuvres par les États-Unis quant à ses relations militaro-commerciales avec la Russie (voir plus haut) mais s’est aussi dévoilé en tant que voix rebelle, en posant son véto à l’adhésion de la Suède et de la Finlande, accusées d’héberger des membres du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), ennemi public numéro un. La question des Kurdes revient d’ailleurs largement dans la relation conflictuelle avec les américains. En effet, alors que ces derniers ont considéré que les combattants kurdes de Syrie représentaient la meilleure force alliée face à l’Etat Islamique, les turcs eux, n’ont eu de cesse de les combattre, et continuent de le faire. Malgré les accusations américaines quant au non-respect de l’état de droit en Turquie, Joe Biden sait qu’à l’instar de Mohammed Ben Salman, le prince héritier saoudien, il devra composer avec Erdogan. Le président n’a d’ailleurs pas manqué de féliciter et de remercier chaleureusement le président turc pour son « travail exceptionnel » dans la résolution de la crise céréalière en Ukraine.


La question de l’entente avec l’Union Européenne est toute aussi complexe. Autrefois candidat désespérément envieux de rejoindre l’Union (les premiers rapprochements datent des années 50), la Turquie a vu son statut gelé par les institutions depuis 2018. Il est vrai qu’un certain nombre de tensions ont émaillé la relation. En 2012, Erdogan a d’abord mis la pression en déclarant que la Turquie retirerait sa candidature si tout n’était pas bouclé en 2023. La question kurde, comme celle des droits de l’Homme, ont constitué, dans un régime qui s’est considérablement durci depuis la tentative de coup d’état de 2016, des problématiques pour l’instant insurmontables. Par ailleurs, l’accord signé entre les deux parties pour tenter de résoudre la crise migratoire, et qui avait un temps réchauffé la relation et reposé la question du processus d’adhésion a finalement tourné à l’affrontement verbal et aux critiques réciproques. Désormais, les déclarations d’Erdogan ne sont pas avares de piques en tout genre envers les dirigeants européens. Le conflit ouvert avec la Grèce, membre de l’UE, dont nous parlerons en aval, est aussi à mettre à l’agenda des points de discorde. Pour autant, l’Europe comme la Turquie ne pourront pas geler leurs relations, notamment pour des raisons économiques. Nous l’avons vu, au sein de l’OTAN, la Turquie se veut un contre-pouvoir important, notamment face à la domination américaine acceptée sans réserve dans le reste de l’Europe. Cette indépendance face aux européens, relativement semblable à celle tenue face aux russes et aux américains, fait de la Turquie un « partenaire » compliqué à gérer, mais un partenaire tout de même, d’autant plus que s’éternise la guerre en Ukraine.


RENFORCER SON STATUT INTERNATIONAL

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été un moyen de renforcer l’aura stratégique de la Turquie de Erdogan. Si l’on mentionne beaucoup les États-Unis comme potentiels « grands gagnants » (une formule toujours douteuse) de ce conflit, il est clair que le dirigeant turc n’apparaît pas désorienté par celui-ci sur la scène internationale. La position géographique de la Turquie et le poids de l’Histoire aurait pu la contraindre à une politique potentiellement dangereuse, ou destinée à se comporter en victime expiatoire du conflit. Il n’en est rien. Fort des excellentes relations de son pays avec les Ukrainiens et de sa position de membre de l'OTAN, Erdogan a rapidement condamné l’agression russe. Pour autant, il ne s’est pas aliéné le régime de Poutine au même titre que les occidentaux. La relation turco-ukrainienne, parfois mise en retrait, demeure pourtant centrale. D’abord parce que l’Ukraine est le premier fournisseur de blé de la Turquie, et la Turquie l’une des premières destinations touristiques des ukrainiens. Pour Ankara cependant, la position pro-occidentale de l’administration ukrainienne fait grincer des dents. Cela lui permet d’avoir un terrain d’entente avec l’agresseur russe, qui ne fustige pas pour le moment son ancien grand rival malgré la fourniture de drones à l’Ukraine. Afin de conserver cette position d’équilibriste entre les deux belligérants, la Turquie n’a pas souhaité participer aux différents trains de sanctions économiques envers la Russie. Dans les faits, il est certain que ce conflit n’arrange en rien les affaires de la Turquie, en proie à de grandes difficultés économiques (voir plus bas) puisque le pays est dépendant à la fois de l’Ukraine pour les céréales et de la Russie pour le gaz et le pétrole. Mais les deux pays en guerre ont sans nul doute besoin de la Turquie, ne serait-ce que pour assurer la navigation dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, dont la Turquie est reconnue comme gardienne par la convention de Montreux de 1936. Fort de ce ménagement dont aucun autre pays ne bénéficie, la Turquie a rapidement fait valoir sa volonté d’apparaître comme un médiateur crédible dans le conflit.

Mais Ankara n’a pas attendu la guerre pour enrichir son statut de grande puissance internationale. En témoigne sa présence en Afrique, véritable enjeu de l’AKP depuis près de vingt ans. Rapidement, le régime a entrevu le potentiel d'une présence accrue en Afrique Subsaharienne (ASS). Dans une région à la recherche d’une ouverture internationale et destinée à s’affranchir de la dépendance aux pays occidentaux, autrefois empires, l’accroissement de la présence turque est rapidement apparue évidente dans le but de diversifier les partenariats économiques et renforcer la politique étrangère. Dès lors, la Turquie n’a pas lésiné sur les projets, fournissant de l’électricité à huit pays. Pour autant, elle tient pour le moment à se démarquer également des autres acteurs étrangers comme la Russie, dont la présence se résume largement au volet militaire et la Chine, à laquelle on reproche dorénavant de privilégier les expatriés nationaux aux locaux sur le marché du travail africain. Une diplomatie à laquelle s’ajoute le volet religieux puisque la Turquie s’imagine aussi en protecteur du monde musulman sunnite (se posant par là en concurrent des saoudiens) dans plusieurs régions du monde, dont l’ASS et les Balkans occidentaux.


UN NATIONALISME IDÉOLOGIQUE ET ÉCONOMIQUE

L’AKP se veut un parti au conservatisme social fort. L’aspect religieux étant très présent dans son idéologie, le parti est souvent considéré comme islamo-nationaliste. D’un point de vue démocratique, la Turquie s’est vu affublée d’une note de 4,35 sur 10 par l’agence Economist Intelligence dans son rapport 2021 sur les démocraties, la plaçant de fait à la fin de la catégorie des « Régimes Hybrides. » L’autorité du régime s’est largement renforcée après le coup d’état manqué par l’armée en 2016, lorsque le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan a largement tangué. Cette concentration du pouvoir a provoqué de multiples remous dans la société turque avec différents mouvements sociaux, écologistes, féministes ou étudiants, souvent lourdement réprimés. Une forte crise économique frappe également le pays depuis quelques mois. Selon la Banque Mondiale, le taux d’inflation avoisinerait les 90%, du jamais vu depuis 1998. Alors que se profilent les élections en juin 2023, de nombreux experts se rejoignent pour dire que l’hyper-activité d’Erdogan sur la scène internationale est aussi un moyen de ranger derrière lui la population turque afin de ne pas perdre trop de voix. La question kurde, alors que des attentats ont frappé Istanbul (attribué au PKK) et Paris (attribué à la Turquie contre les Kurdes) reste un élément puissant de ce nationalisme exacerbé.

Mais d’autres difficultés attendent le dirigeant turc. Le conflit ouvert avec la Grèce en Méditerranée Orientale en est, sur la scène internationale du moins, le plus dangereux. Celui-ci réunit tous les éléments propres à l’envenimement : désaccords de territoires, ressources maritimes, soutiens de tiers et problématiques religieuses. À l’origine, le découpage des ZEE (Zones Economiques Exclusives ) grecques et turques reconnues par l’ONU et définies par la Convention de Montego Bay en 1982, non ratifiée par la Turquie. En mer Égée comme en Méditerranée, la Turquie s’estime lésée, notamment dans la recherche de ressources énergétiques sous-marines qui pourrait, dans un contexte de forte dépendance, lui ôter un bon nombre d’épines du pied. Toujours dans sa volonté de s’affirmer comme place forte des relations internationales, la Turquie envoie son navire de recherches dans les eaux grecques, affolant les autorités, puis signe un accord avec la Libye pour revendiquer le couloir maritime entre les deux pays. La Grèce réplique, d’abord en signant le même type d’accord avec l’Egypte (faisant craindre une situation explosive puisque les couloirs se croisent), ensuite en s’alliant avec Israël et Chypre pour la construction du gazoduc Eastmed dont la finalité est de fournir du gaz à l’Europe. Ces tensions se ressentent fortement sur les littoraux des deux pays, alors que certaines liaisons maritimes ont été coupées. Un effet boule de neige qui tourne parfois, dans ces régions du moins, au conflit religieux entre chrétiens orthodoxes et musulmans, symbolisé par la très controversée transformation de la Basilique Sainte-Sophie d’Istanbul en Mosquée.

Le voisinage proche, c’est aussi le conflit du Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Dans ce dossier, la Turquie n’est pas dans une politique de Peace Building comme en ASS puisqu’elle a clairement choisi son camp, entre un pays ami, partenaire économique, à la population à grande majorité musulmane et un autre avec lequel elle ne nourrit que de l’hostilité. Bien que la Turquie ait reconnu l’indépendance de l’Arménie en 1991, la question du génocide arménien a toujours empêché l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays, malgré de timides tentatives de normalisation.


La Turquie possède tous les atouts d’une grande puissance internationale : démographiques, géographiques, stratégiques et historiques. Ces dernières années, elle fait partie des puissances émergentes au même titre que la Chine, l’Iran, l’Arabie Saoudite ou le Brésil, à la différence que sa position géographique renforce son intérêt auprès des différents blocs comme sa connaissance des enjeux internationaux. Son président a choisi de se poser en leader du « Ni à l’Ouest, ni à l’Est » et a su se positionner comme un intermédiaire incontournable dans la guerre en Ukraine, aussi parce que son pays connaît le risque d'en être l'une des premières victimes collatérales. Toutefois, on ne saurait omettre la situation économique catastrophique à l’intérieur qui risque fort de faire passer les victoires diplomatiques et les questions idéologiques au second plan lors des prochaines élections. Par ailleurs, la personnalité même du leader turc, aux propos parfois trop virulents, risque de poser problème. Son autorité naturelle et son égo, dérivant vers un populisme et un autoritarisme de plus en plus forts, se combinent souvent mal avec une situation économique très difficile, particulièrement les années d’élections. 2023 pourrait donc s’avérer être un tournant pour le pays. Mais la Turquie y aura sans nul doute un grand rôle à jouer.


Pour aller plus loin :


Didier Billion, La Turquie, un partenaire incontournable, Eyrolles, 2021, 192 pages


Anne Andlauer, La Turquie d'Erdogan, Éditions du rocher, 2022, 260 pages


Sources :


Elisa Domingues Dos Santos, La Turquie en Afrique, Ramses 2023, IFRI


CENS, Turquie, le détroit des Dardanelles : verrou stratégique entre mers Noire et Méditerranée, disponible sur https://geoimage.cnes.fr/fr/turquie-le-detroit-des-dardanelles-verrou-strategique-entre-mers-noire-et-mediterranee


Bayram Balci, Le choix impossible de la Turquie entre l'Ukraine et la Russie, Orient XXI, 14 mars 2022, disponible sur https://orientxxi.info/magazine/le-choix-impossible-de-la-turquie-entre-l-ukraine-et-la-russie,5430


Economist Intelligence, Democracy Index 2021, 2021, disponible sur https://www.eiu.com/n/campaigns/democracy-index-2021/



Le Parisien, Turquie : Sainte-Sophie devient une mosquée mais restera ouverte aux visiteurs, 10 juillet 2020, disponible sur https://www.leparisien.fr/international/turquie-erdogan-annonce-que-sainte-sophie-s-ouvre-aux-prieres-musulmanes-10-07-2020-8350917.php


Barthélémy Gaillard, Crise migratoire : qu’est devenu l’accord entre l’Union européenne et la Turquie ? Toute l'Europe, MAJ 07.04.2021, disponible sur https://www.touteleurope.eu/societe/crise-migratoire-qu-est-devenu-l-accord-entre-l-union-europeenne-et-la-turquie/


Arte Reportage, Méditerranée orientale : l’épreuve de force, 20 octobre 2020, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=NI7VXqlkVoY&ab_channel=ARTE



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