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Dernière mise à jour : 1 déc. 2023






Le 24 juin dernier, la Cour Suprême américaine a décidé de casser l'arrêt Roe v Wade, qui instaurait le droit à l'avortement comme un droit fédéral. Présentée comme un problème de morale, la question est perçue de manière bien différente par les élus américains, qui y voient là surtout le moyen d'accéder au poste suprême.


Ce mardi 8 novembre 2022, les électeurs américains sont appelés aux urnes pour les élections de mi-mandats (Midterms). Depuis quelques années, les États-Unis font face à une recomposition du paysage politique. Bien sûr, les partis sont officiellement restés les mêmes. Bien sûr, la traditionnelle passe d’arme entre Démocrates et Républicains a toujours existé, et les débats et campagnes électorales ont depuis bien longtemps été émaillés d’invectives et de critiques acerbes. Mais un point de rupture s’est formé dans la société américaine. Ce dernier semble être l’élection de Donald Trump, et surtout sa présidence. On peut débattre de ce fait. Les ruptures s’avèrent être bien souvent les conséquences d’événements passés. Ainsi, le triptyque 11 septembre - Guerre en Irak - Election de Trump a façonné l’entrée dans le XXIème siècle pour les États-Unis. Il a lourdement transformé la société américaine, la façon dont les américains se perçoivent et la façon dont ils sont perçus dans le monde entier.


Une question a traversé la politique intérieure américaine durant les années « euphoriques » qui suivirent la victoire dans la Guerre Froide menée contre l’URSS (ce que d’aucuns ont perçu comme l'avènement d'un monde unipolaire) et jusqu’à ce jour. Cette question, c’est celle du droit à l’avortement. Elle a brusquement ressurgi dans les médias cette année à la suite de la décision du 24 juin dernier de la Cour Suprême de casser l’arrêt Roe vs Wade, qui liait ce droit au 14ème amendement de la Constitution, celui du droit au respect de la vie privée.


Cette décision peut, dans notre façon de présenter l’actualité, paraître brutale et rapide. Elle ne l’est pas. D’abord, parce que le site Politico avait révélé, un mois avant, la fuite d’un document qui annonçait l’écrasement de l’arrêt. Ensuite parce que de nombreuses lois au sein des États les plus conservateurs avaient fait en sorte de réduire l’accès à l’avortement tout en restant dans la légalité. Enfin, parce que ce débat s’inscrit dans une démarche purement politique et partisane depuis des décennies.


Si la décision de la Cour Suprême n’est en aucun cas surprenante, c’est le traitement de la question à l’aube de l’arrêt Roe v Wade de 1973 qui l’est davantage. En effet, le droit à l'avortement n’était pas "foncièrement" une question de société à l’époque. C’est justement cet arrêt, rendu par la Cour Suprême, qui lancera la bataille, toujours aussi féroce aujourd’hui, au lieu de la conclure.


D’abord une question de santé publique, le droit à l’avortement se verra emparé par la mouvance "pro-vie", caractérisée par son hypocrisie sur la question des armes. Une partie de la population, très souvent conservatrice et évangélique, représentant un pan important de l’électorat républicain, se l'est appropriée au cœur des années 70, alors que des avortements étaient pratiqués depuis fort longtemps. C’est là tout l’enjeu de la question. La différence fondamentale entre l'avortement et le droit à l'avortement.


Si cette question fait débat aux États-Unis, c’est parce qu’elle est centrale dans n’importe quelle élection qui a lieu dans le pays. Une position pour ou contre, sur ce sujet, permet aux élus de savoir s’ils gagnent ou non tel ou tel électorat, d'une façon plus précise que par le biais de questions sur l'immigration, le cannabis, le droit de posséder des armes, la politique étrangère...La séduction de l'électorat fait partie d’une stratégie bien amenée et pensée par une frange radicale de la droite.


L’AVORTEMENT, VRAIMENT UN PROBLÈME ?


La volonté de la Cour Suprême de casser Roe v Wade était donc devenu un secret de polichinelle. Aux États-Unis, les juges de la Cour, dont la nomination à vie par le Président est validée par le Congrès, sont surtout désignés sur une base idéologique. Pour faire simple, conservateurs contre progressistes. Sur certaines questions, cela permet d'obtenir une balance nécessaire afin d’exercer un contre-pouvoir. Dans un pays né de la terreur de la tyrannie politique, à la volonté féroce de s’écarter des empires européens guerriers, ces contre-pouvoirs apparaissent essentiels. La question du droit à l’avortement alimente les débats autour de la nomination des différents juges. Cette dernière est un exercice auquel se sont soumis presque tous les présidents. Lors de l’audition de ces juges, pour que leur nomination soit validé par le Congrès, la question autour de l’arrêt Roe v Wade est systématiquement abordée. Preuve, s’il en est que, malgré son ascendance constitutionnelle, ce dernier n’est pas considéré, comme cela peut l’être dans d’autres pays, comme résolu et inaliénable. La fermeture de cliniques, et l’ouverture de centres par des associations pro-vie, telles « Operation Rescue », opérant dans la légalité pour empêcher la tenue d’arrêts volontaires de grossesse dans certains États, et les lois réduisant les fenêtres de possibilité pour les femmes désirant avorter finissent de concrétiser la décision suprême comme une suite logique.


Avant d’être question sociale, l’interruption volontaire d’une grossesse est d’abord une question de santé publique. Elle devient une question sociale avec l’environnement (c’est-à-dire le pays) dans lequel elle est traitée. En 1965 aux États-Unis, 350 000 femmes souffrent de complications dues à leur grossesse. 5 000 décèdent. Le plus souvent, ces décès sont imputables aux personnes les plus démunies, souvent issues des minorités. Pour les autres, filles issues des classes moyennes et supérieures, il suffit de partir en Europe, dans les pays où le droit à l’avortement est garanti. En revanche, de nombreuses femmes pauvres, honteuses ou apeurées, tentent d’interrompre elles-mêmes leur grossesse, bien souvent seules. Dans la société américaine, peu de gens sont au courant ou font mine de l'être. Surtout, quasiment personne ne s’offusque du fait que des milliers d’avortements sont pratiqués chaque année de façon clandestine, rendant ces pratiques terriblement dangereuses. Paradoxalement, ce qui s’est avéré être un point de départ de la bataille qui court encore aujourd’hui, c’est justement le fait d’avoir légiféré pour répondre à cette question de santé publique. En 1973, l’arrêt Roe v Wade est rendu constitutionnel, non grâce à une Cour Suprême progressiste, mais bien à majorité conservatrice et par sept voix contre deux.


UNE QUESTION DE MORALE ?


Peu avant 1973, alors que la question n’est que peu soulevée, c’est le clergé qui va proposer soutien et aide médicale aux femmes démunies. Les prêtres catholiques vont créer le « service de consultation du clergé sur les problèmes de grossesse. » Il s’agit alors du premier groupe public dédié à ces questions. Qui plus est, il est multi-confessionnel, composé de dix-neuf pasteurs et de deux rabbins. En 1970, le clergé ouvre même une première clinique gynécologique pour réaliser des avortements. Il s’avère alors bien présomptueux de relier directement morale religieuse et mouvement anti-avortement. Ce dernier est davantage lié, de nos jours, à une frange de la population qui soutient bec et ongles le second amendement de la Constitution, celui qui garantit à chaque américain de posséder des armes et de s’organiser en milice dans l’éventualité de faire face à un gouvernement tyrannique. Ce mouvement porte un nom aux États-Unis, c’est le mouvement Pro-Life.


Il est avéré que remettre en cause le droit à l’avortement n’empêche pas la pratique de l’acte. Nous l’avons vu, alors même que ce droit n’était pas légal aux États-Unis, de nombreuses femmes mettaient fin à leur grossesse, au péril de leur vie, ou en fuyant à l’étranger. Le mouvement Pro-Life est sorti de terre après l’arrêt Roe v Wade qui garantit la possibilité pour toute femme, à l’échelle fédérale, de pratiquer un avortement en toute sécurité. Au sein d’une population défiante à l’égard du gouvernement fédéral, qui craint de se voir retirer ses droits fondamentaux, il semble donc que la survie d’un fœtus n’était pas une priorité tant que les femmes étaient hors-la-loi. Ce double discours, situé entre le fait de forcer quelqu’un à accoucher par respect pour la vie et celui de porter une arme pour se défendre, prenant par là la décision d’ôter soi-même la vie est caractéristique de cette mouvance. Une mouvance également fortement inspirée par la religion.


Parmi les pratiquants religieux aux États-Unis, les évangéliques représentent la part la plus importante. Ils pèsent en effet pour un gros quart de la population américaine. Ils sont largement majoritaires dans le Mid-West et dans le Sud, dont une partie est nommée la Bible Belt (ceinture biblique), en opposition à la région industrielle, la Rust Belt (ceinture de rouille). Ces protestants sont décrits par Sébastien Fath, comme les « héritiers de la tradition des réveils, (…) porteurs d’une religion de conversion prosélyte et missionnaire qui valorise la piété, le zèle et les valeurs morales. » Leurs convictions, davantage que pour d’autres branches du christianisme, les amènent à entrer en politique. Dans les années soixante, leur cheval de bataille, c’est la ségrégation. Sudistes nostalgiques, ils se situent, pour la plupart, loin des idées du parti républicain, né de la volonté d’Abraham Lincoln de mettre un terme à l’esclavage. Mais un événement politique va les forcer à modifier leur stratégie. Les lois fédérales anti-ségrégation promulguées vont mettre fin aux exemptions d’impôts pour les entreprises aux pratiques ségrégationnistes, rendant la bataille bien trop ardue. Ainsi, pour se faire une place dans la politique intérieure américaine, les évangéliques vont prendre le relais des catholiques qui ont commencé à s’offusquer des lois légiférant sur le droit à l’avortement. La question devient alors centrale pour cette immense part de la population.


UNE STRATÉGIE ÉVANGÉLIQUE


Sur la base d’autres convictions, notamment les armes, le patriotisme et la nécessité de protéger Israël (même si la question peut faire l’objet d’un autre débat), les évangéliques se sentent plus proches du parti républicain. Ils décident donc de procéder à un intense lobbying sur la question du droit à l’avortement. Mais ce n’est pas gagné d’avance. La tendance est davantage au progressisme et certains élus n’hésitent pas à mettre en avant leur conviction pro-choix. C’est le cas du Gouverneur républicain de l’État de New-York Nelson Rockefeller, qui croit aux libertés individuelles et empêche une loi interdisant l’IVG, ou du Gouverneur de Californie Ronald Reagan, qui, en 1968, fait passer le California Therapeutic Abortion Act dans son État. Mais la puissance électorale et la volonté du groupe évangélique vont changer la donne. C’est justement la campagne de Ronald Reagan pour la présidence qui va tout changer, jusqu’à sa propre "opinion". Désireux de s’assurer des votes massifs dans cette frange très à droite, Reagan va changer son fusil d’épaule et déclarer que « lorsqu’on interrompt une grossesse, on tue quelqu’un. » Ce scénario se répète à la fin des années 80. Alors que le monde est entré dans une nouvelle ère, à la suite de la rupture géopolitique que représente la chute du Mur de Berlin et bientôt la fin de l’URSS, la question du droit à l’avortement reste étrangement d’actualité. Le candidat Bush, après avoir déclaré sans équivoque s’opposer en 1980 à un amendement visant à interdire l’IVG, déclare lors de sa campagne présidentielle que « l’avortement est immorale. » Les évangéliques ont pris la main sur les candidats républicains et ne la lâcheront plus.


Mais aux États-Unis, nous l’avons vu, le président n’a pas tous les pouvoirs. Il a toutefois celui de nommer les juges de la Cour Suprême, qui, validés par le Congrès, peuvent légiférer sur le droit à l’avortement. Les évangéliques, désormais force électorale bien identifiée du parti républicain, y voient là une arme impitoyable pour résoudre la question. Casser Roe v Wade était donc une finalité dès l’élection de Reagan. Pour cela, il fallait reconstituer la Cour Suprême à l’aide de juges opposées au droit à l’IVG. Malgré tout, certains conservateurs n’ont pas souhaité revenir dessus. Lors de la présidence Bush, l’arrêt a été d’abord reformulé, alors que tout conduisait à une suppression. Le évangéliques ratent leur coup, et l’élection de Clinton inverse le rapport de force et ralentit leurs plans. La Cour Suprême redevient à majorité progressiste suite aux nominations du président démocrate. Les présidences suivantes (George W. Bush, Barack Obama) continueront ce jeu des nominations politico-idéologiques. Puis l’élection de Donald Trump, champion toutes catégories des évangéliques (alors même qu’il s’agit de la personnalité présidentielle que la morale effleure le moins) leur redonne un coup d’avance. Malgré son adoration par la frange d’extrême-droite religieuse, il est aussi le candidat républicain le moins religieux, mais connaît l’importance de l’électorat évangélique. Il aura donc également pris le soin de modifier son opinion (il se disait pro-choix en 1999). D'autant plus qu'au début de sa campagne, les évangéliques n’en font pas leur favori. Il n’a donc d’autre choix que de s’aligner. Et durant son mandat, il nommera deux juges ultra-conservateurs à la Cour Suprême, lui permettant de prendre la décision de casser l’arrêt Roe v Wade.


Si les partisans du droit à l’IVG sont logiquement indignés, cette question du droit à l’avortement ne semble pas terminée pour autant. L’arrêt Roe v Wade avait rendu la question constitutionnelle et ce dernier est probablement à enterrer. Pourtant, nul doute que la partie pro-choix n’a pas dit son dernier mot. D’autant plus que, dans le paysage politique actuel, il est de notoriété que la question de la morale n’est qu’une excuse pour s’arroger les votes des compatriotes. Le droit à l’avortement, tant qu’il sera le combat politique principal des électeurs évangéliques, tourmentera toujours la société américaine, et devrait connaître d’autres rebondissements. Quoi qu'il en soit, le candidat républicain à la présidentielle, quel qu’il soit, ne pourra donc se présenter en faveur du droit à l’avortement. Encore davantage aujourd’hui. Le clivage extrême qui caractérise la société américaine a renforcé les positions « pro-vie » qui ont remporté une bataille importante. Mais l’autre camp n’a certainement pas dit son dernier mot. Ce dernier devra proposer une alternative sociale et surtout retrouver un leader qui pourra se frotter au retour de Donald Trump, que les républicains veulent triomphal.


Edit 15/11/2022 : La fameuse "vague rouge" que Trump appelait de ses vœux n'a pas eu lieu. Le Sénat reste à majorité démocrate et la Chambre des Représentants est toujours en balance, avec un léger avantage aux républicains. Mais leur volonté de contre balancer le pouvoir lors des Midterms s'est finalement évanouie. Il y a fort à parier que la question du droit à l'avortement (dans un pays où 70% de la population est pour), a joué un rôle dans ces résultats. Alors que Donald Trump doit annoncer sa candidature à l'élection présidentielle de 2024, et qu'un rival (le Gouverneur de Floride Ron DeSantis) s'affirme au sein du parti, Joe Biden a fait mieux que limiter la casse lors de ces élections. Il est clair que le lobby évangéliste n'a pas encore tous les pouvoirs dans un parti qui se voulait, à ses premières heures, progressiste.


Pour aller plus loin :


Joyce Carol Oates : Un livre de martyrs américains. Excellent roman sur la perception de la société et de la famille autour des violences qui entoure la question du droit à l'avortement.


Roe v Wade, la véritable Histoire de l'avortement. Documentaire disponible sur Netflix



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